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« Je vais mal, mais nous allons bien » – Pour un indice du bonheur des TPE marocaines

Tout est parti d’un étonnement ce matin : en consultant le dernier World Happiness Report, j’ai vu que le Maroc occupait la 112ᵉ place, bien loin de l’image que nous avons de nous-mêmes. Plus bas que la Libye. Plus bas que des pays en guerre ou en détresse chronique. Et pourtant, nous vivons une époque d’exaltation nationale : le Maroc rayonne, il avance, il inspire. Il organise la Coupe du Monde 2030. Il redessine ses infrastructures. Il attire les regards du monde entier.

Ce classement révèle une tension subtile, mais fondamentale : le décalage entre le réel et le ressenti. Entre ce que nous construisons et ce que nous vivons. Entre ce que nous projetons et ce que nous ressentons.

Et cette tension, je la retrouve chaque jour dans les yeux des femmes et des hommes qui portent les TPE marocaines. Elles aussi pourraient dire : « Je vais mal, mais nous allons bien. »

Elles vont mal, car leur quotidien est fait de fatigue chronique, de dettes mal conjuguées, d’une pression administrative constante, et d’un combat inégal contre l’économie de l’ombre. Elles avancent, mais à contre-courant. Elles croient, mais à crédit. Elles travaillent, mais sans filet.

Mais en même temps, elles nourrissent un espoir collectif. Elles sont partout : dans nos souks, nos quartiers, nos villages, nos plateformes numériques. Elles sont l’expression directe de la résilience marocaine, de l’intelligence du terrain, du lien social tissé à la main. Et depuis quelques années, le Maroc ne cesse de parler d’elles, de les valoriser dans les plans stratégiques, de les nommer dans les discours officiels, de les placer au cœur de sa vision.

Elles entendent les mots : « souveraineté industrielle », « digitalisation inclusive », « économie verte ». Elles voient émerger un horizon. Mais souvent, elles l’observent de loin, comme un paysage flou derrière une vitre embuée. Leur réalité, ce sont des ventes irrégulières, un manque de trésorerie, une impossibilité d’investir ou d’embaucher. Le soutien promis existe, parfois même sincèrement pensé, mais rarement vécu pleinement. Elles entendent le mot “relance”, mais elles ne ressentent pas le souffle.

La récente baisse du taux directeur annoncée par Bank Al-Maghrib illustre bien cette distance. Pensée pour stimuler l’économie, elle s’adresse en réalité à des acteurs qui ont déjà les moyens d’emprunter. La TPE, elle, reste au seuil de la porte, sans levier, sans garantie, sans crédit. Elle assiste à la musique économique comme à un concert joué à guichet fermé.

Quelques heures après l’annonce, une fondatrice de TPE m’a appelé. Sa voix portait l’espoir d’un souffle nouveau. Elle m’a demandé, presque timidement : “C’est vrai ? Est-ce que ça va vraiment changer quelque chose pour nous ?” Je suis resté silencieux. Je ne savais pas quoi lui répondre. Non pas par cynisme mais par carence de naiveté.

Et peut-être est-ce cela, justement, le vrai luxe des sociétés heureuses. C’est l’espace pour rêver sans honte. Et c’est peut-être ça que j’ai vu en Finlande, en 2019 : le droit à la naïveté. Ce droit de croire que les institutions sont là pour nous. Ce droit de poser une question et de s’attendre à une réponse sincère. Ce droit d’espérer sans se sentir ridicule.

Platon disait que dans une cité juste, chaque classe sociale doit accomplir son rôle en harmonie avec l’ensemble. Les TPE remplissent ce rôle. Mieux encore : elles le transcendent. Elles innovent avec peu. Elles embauchent dans le doute. Elles forment dans l’urgence. Elles créent de la richesse là où l’économie classique ne s’aventure pas.

Mais cette harmonie n’est possible que si la société reconnaît leur contribution, et leur offre un écosystème équitable. Aujourd’hui, la tolérance de l’informel au nom de la paix sociale sacrifie silencieusement la paix de la société des TPE. Ce n’est pas un compromis : c’est un renoncement.

Schopenhauer disait que le bonheur n’est qu’un court répit entre deux douleurs. C’est peut-être ainsi que vivent nos petites entreprises. Un bon mois, une saison qui sauve, puis la retombée, l’incertitude, l’angoisse.

Alors posons la question : et si le bonheur devenait un indicateur économique sérieux ? Et si nous inventions un indice du bonheur entrepreneurial ? Pas basé sur les chiffres d’affaires ou la productivité, mais sur :

  • la confiance dans l’avenir,
  • le sentiment d’appartenance,
  • la clarté des règles,
  • la qualité du lien avec l’administration,
  • et l’oxygène psychologique du dirigeant.

Si nous voulons que le Maroc brille en 2030 — non seulement dans les stades, mais dans les ruelles, les marchés, les ateliers, les plateformes e-commerce rurales — alors il nous faudra faire de chaque TPE une cellule vivante du bonheur national. Pas un levier parmi d’autres. Une base.

Parce qu’un pays heureux ne se mesure pas uniquement à sa place dans les classements. Il se mesure à la manière dont ses plus petits acteurs se sentent regardés, considérés, écoutés.

Et si demain, au lieu de leur demander combien elles gagnent, on leur demandait comment elles vont ? Peut-être qu’alors, le Maroc ne sera pas seulement une vitrine d’ambitions, mais un espace sincère de bien-être partagé.