Vous l’auriez sans doute remarqué : j’ai toujours eu une affection particulière pour les métaphores.
Ce soir, la victoire du Maroc, 2-0 face à une Tanzanie dépassée au stade d’Honneur à Oujda, ne me réjouit qu’à moitié. Certes, le résultat est acquis. Mais au-delà des chiffres et des statistiques persiste cette sensation étrange d’un succès incomplet, privé de cette magie collective capable de transformer une simple victoire en une fête partagée. Si je ne me réjouis pas pleinement, c’est peut-être parce qu’au fond de moi subsiste l’idée d’une victoire plus parfaite. D’où me vient-elle, sinon d’un héritage collectif, d’un pays traversé par tant d’imaginaires victorieux ? Descartes nous dirait que si j’ai en moi cette idée d’une perfection que je n’ai jamais vue, c’est qu’elle ne vient ni de l’expérience ni du hasard, mais qu’elle a été déposée là, quelque part entre la mémoire et l’espoir, comme une trace indélébile de ce que, ensemble, nous pourrions accomplir.
Ce goût mitigé résonne avec d’autres scènes, moins sportives certes, mais tout aussi marquantes dans mon quotidien entrepreneurial. Je pense particulièrement au Gitex Africa, dont la troisième édition approche à grands pas ici, à Marrakech. Ce rendez-vous majeur pour l’innovation africaine se tient chez nous, mais paradoxalement, nous y apparaissons davantage en tant qu’invités que comme maîtres d’œuvre. Porté par une entité étrangère, que nous affectionnons pour autant, l’événement nous place dans une position curieuse : celle de spectateurs sur notre propre terrain. Imaginez une seconde les derniers tours d’une Coupe du Monde qui avance sans le Maroc, alors même que les matchs se jouent à Casablanca, Rabat ou Marrakech.
Et si cette troisième édition devenait justement l’occasion de donner du sens à nos efforts, de dépasser cette absurdité qui consiste à observer passivement une histoire qui devrait être la nôtre ? Si la victoire d’accueillir un événement aussi majuscule au Maroc pouvait enfin prendre un sens plus profond ?
Face à ce paradoxe, une image forte surgit : celle de Sisyphe, héros du Mythe d’Albert Camus, condamné à pousser éternellement un rocher vers le sommet d’une montagne, sachant qu’il retombera toujours. Camus nous apprend que la vraie tragédie ne réside pas tant dans l’effort que dans l’absence de sens qu’on lui prête. Plutôt que d’accepter la répétition d’efforts isolés, pourquoi ne pas envisager notre action comme un match bien construit, où les passes s’enchaînent avec justesse, où chaque joueur met son talent au service d’un but commun ?
Ne devrions-nous pas cesser de porter seuls nos ambitions ? Ne serait-il pas plus judicieux d’éviter les erreurs du passé, de retrouver ensemble la joie de l’effort collectif ? Pouvons-nous faire de nos défis récurrents un refrain partagé ? Sommes-nous prêts à esquisser une stratégie claire et harmonieuse, qui ferait de notre ascension une trajectoire solide vers des réussites méritées ?
Ces questions autour du sens nous ramènent à 2019, à EBF, lorsque j’ai eu l’occasion, à la demande de la CNT, de mener un diagnostic stratégique et digital. À travers ce travail collectif, nous avons rêvé d’une autre forme d’élévation. Ce rêve, je l’avais entre autres imaginé porter le nom de « Morocco Next » — un événement marocain pensé comme une plateforme d’inspiration, façonnée par nous-mêmes et pour nous-mêmes, ouverte progressivement sur le monde. Inspiré notamment par le modèle de Slush à Helsinki, nous avions à cœur de bâtir un rendez-vous ancré dans notre identité. Slush a été lancé en 2008 par un petit groupe d’entrepreneurs — Helene Auramo, Ville Vesterinen, Kai Lemmetty, Peter Vesterbacka et Timo Airisto. Ce qui n’était qu’un modeste rassemblement de quelques centaines de personnes est devenu, en quelques années, l’un des événements technologiques les plus emblématiques d’Europe, attirant plus de 10 000 visiteurs venus du monde entier. Cette croissance remarquable n’est pas née d’un plan imposé, mais d’un engagement communautaire sincère, d’un esprit collaboratif affirmé et d’un ancrage local fort. Lors de ma visite à Slush, juste avant la pandémie, j’ai ressenti l’énergie contagieuse d’une communauté pleinement maîtresse de son destin entrepreneurial. J’espérais que nous puissions, à notre tour, vivre une telle expérience.
C’est précisément cet état d’esprit que nous souhaitons aujourd’hui voir fleurir chez nous. Notre espoir est de progresser vers ce que je me permets d’appeler un « État startup », dans lequel l’État lui-même incarnerait pleinement l’esprit entrepreneurial à tous les niveaux : administratif, éducatif, économique et social. Un État où chacun pourrait oser, apprendre de ses erreurs, et célébrer des réussites partagées dans un projet commun. Et si l’on dit qu’une startup apprend davantage de ses échecs que de ses victoires, c’est peut-être parce que, trop souvent, la victoire nous endort ou nous aveugle. Le manque de lucidité au moment de gagner peut nous faire rater l’essentiel : ce que cette victoire aurait pu nous enseigner.
Mais en attendant que cette vision prenne pleinement forme, pourquoi ne pas saisir cette troisième édition du Gitex Africa comme terrain d’expérimentation ? Adoptons l’esprit « lean » des startups : lançons-nous sans prétention, avançons par itérations, apprenons vite, et construisons ensemble les bases de nos futurs succès.
Notre Noyau Dur d’accompagnement entrepreneurial — cette alliance tissée hier entre institutions, experts, incubateurs, acteurs publics et forces vives — sera ainsi mis à l’épreuve. C’est lui, ce mécanisme collectif que nous avons initié avec conviction à travers COPERE dans la région hôte de Marrakech-Safi, qui incarne notre promesse d’accompagnement vers les sommets. Dans cet élan, Sisyphe, la startup comme l’incubateur, l’institution comme l’accélérateur, ne seront plus seuls à pousser le rocher. Nous l’aiderons à le porter, à tracer d’autres chemins, à bâtir des rampes, peut-être même des aqueducs. Et avec du travail, un peu de chance et beaucoup de coordination, nous finirons peut-être par chasser l’absurde de son ascension.
Et si nous parvenons à conjuguer nos talents avec intelligence et sincérité, nous ne réussirons pas seulement cet événement. Nous ouvrirons un nouveau chapitre. Nous jouerons un beau match, avec style et intention.
Car au fond, la plus belle des victoires n’est pas dans le score final, mais dans notre capacité à inspirer, à unir, et à imprimer dans le cœur d’une nation le souffle vivant d’un progrès sincèrement collectif et joyeusement partagé.
Alors, fais-moi confiance. Place-toi. Je te fais la passe.