Ce soir, une amie m’a glissé sur WhatsApp : « Alors, il est où ton article cette semaine ? » Une question simple, presque taquine, qui m’a fait sourire. Il est vrai que, sans que cela soit une règle, j’essaie de repêcher chaque semaine un filament d’expérience, un signe ou une conversation, pour nourrir ce rendez-vous d’écriture. J’écris quand quelque chose s’impose, doucement, comme une évidence. Nous avons continué à échanger, d’un ton léger, et la conversation a doucement glissé vers quelques-uns de nos amis en commun. Des êtres chers, sincères, généreux, que nous admirons — mais dont les gestes, parfois, semblent guidés par une autodéfense un peu trop vive. Une forme de protection anticipée, presque instinctive, qui surgit même quand rien ne menace vraiment. Et c’est là que, sans prévenir, le souvenir d’une autre discussion m’est revenu — un échange plus professionnel, moins spontané, eu au sein du groupe CGEM en milieu de semaine — et que l’idée de l’article m’est venue.
Nous évoquions alors le retour des politiques économiques protectionnistes, et en particulier celles de l’administration Trump. Derrière ce qui peut sembler brutal — des hausses de droits de douane, des discours tranchés, des gestes unilatéraux — se profile parfois une tentative de rééquilibrer un jeu faussé. Non pas pour rejeter l’autre, mais pour réaffirmer des règles oubliées. Car le système économique mondial, dans sa complexité, abrite des zones d’ombre.
Parmi elles, ces subtils arrangements que certaines grandes entreprises, notamment dans la tech, ont su négocier à la frontière du légal et du légitime. Ce sont des structures qui font voyager les profits plus vite que les produits, qui déplacent la valeur avant même qu’elle ne se matérialise. Ainsi, dans un geste élégant et invisible, certains groupes parviennent à opérer au cœur des marchés, à séduire des millions d’usagers, à tirer profit d’infrastructures publiques, sans jamais vraiment participer à l’effort collectif. Ils agissent avec agilité, en toute conformité apparente, mais en creux, laissent aux autres la charge d’entretenir les communs. Ce n’est pas une faute, mais c’est une faille. Et les États, voyant cela, parfois se raidissent. Ils dressent des barrières non pas contre l’innovation, mais contre une érosion du sens même de la contribution.
Ce soir, au détour de ma réponse à mon amie, l’analogie m’a frappé. À leur manière, certaines grandes entreprises se protègent comme le font certains individus. Derrière une posture ouverte, conviviale, mobile, il existe parfois un instinct de repli, un calcul de protection. Comme si tout dans notre époque – des nations aux entrepreneurs, des systèmes aux subjectivités – développait un réflexe d’autodéfense poussé à l’extrême. Ce n’est pas de la fermeture brutale. Ce n’est pas le rejet de l’autre. C’est une modulation fine, un cloisonnement stratégique, une hyper-anticipation du risque.
Alors je me suis mis à observer ce qui semble traverser tant de sphères en même temps : ce balancier entre ouverture et fermeture, entre élan et retrait. Les marchés s’ouvrent, puis se referment. Les individus aussi. Les États réclament plus d’ancrage, pendant que les entreprises contournent les frontières. On promeut la fluidité tout en dressant des cloisons. Comme si nous étions tous, collectivement, pris dans une respiration confuse, où chaque inspiration est aussitôt suivie d’un soupçon.
Est-ce un cycle ancien, ou une fatigue contemporaine ? Est-ce que cela révèle une crise de confiance ? Et si oui — cette confiance, d’où doit-elle venir ? Doit-elle émaner d’abord du public, en garant d’un cadre, d’une stabilité, d’un intérêt commun ? Ou doit-elle émerger du privé, de la somme des engagements sincères, des mains tendues entre acteurs libres ? Est-ce l’État qui doit ouvrir la voie de la confiance, ou l’entrepreneur ? La communauté ou l’individu ? L’œuf ou la poule ?
Et surtout, que devient l’intérêt — ce mot que l’on conjugue partout — quand il n’est plus adossé à une conscience du bien commun ? Quand chacun défend son segment, son périmètre, sa marge ? Est-il encore fertile ? Ou devient-il un jeu de miroirs où plus personne ne se reflète vraiment ?
Je n’ai pas de réponse définitive. Mais je pressens que c’est dans ces zones de frottement — là où se croisent la stratégie et la sincérité, la prudence et la générosité — que se joue quelque chose d’essentiel. Et peut-être qu’écrire, ici, chaque semaine ou presque, est déjà une tentative modeste de rouvrir ces interstices.