Ma – l’espace avant la décision
Parfois, il devient nécessaire de s’effacer un peu. De retirer le commentaire, de ralentir le geste, de laisser les mots derrière soi comme on quitte une pièce trop bruyante. Dans certains contextes, notamment professionnels, la retenue cesse d’être un luxe pour devenir une forme de clarté. Ce n’est pas un effacement, mais une manière d’ouvrir un espace intérieur, un espace de décision, de mutation, où chaque chose pourra retrouver sa juste mesure. Je dis cela pour moi, je le dis pour toi, je le dis pour tout ce qui nous anime et qui doit apprendre à se rendre au silence des pages à tourner.
Dans la culture japonaise, à laquelle l’esprit me convie ce weekend en avant-goût d’un prochain voyage cet été, le « ma » désigne l’espace entre deux gestes. Plus largement, c’est une manière de penser l’intervalle comme un élément actif et structurant. Ce n’est pas ce que l’on voit qui fait sens, mais ce qui relie, ce qui respire entre deux choses. Dans un tableau, c’est le vide entre les formes. En musique, c’est le silence entre les notes. Dans la vie, c’est le temps qu’on laisse à l’autre, ou à soi-même, avant de répondre. Le « ma » m’inspire parce qu’il me permet de repenser mes équilibres, aussi bien dans mes engagements professionnels que dans mes relations personnelles. Il m’invite à ne pas remplir chaque espace, à ne pas réagir à tout, à laisser mûrir ce qui doit l’être.
Il y a, parfois, un juste ma entre l’enfant et l’adulte. L’enfant – avec sa curiosité vive, son innocence offerte, son goût de l’inconnu – tend spontanément vers le monde. L’adulte – lesté de règles, d’expériences, parfois de prudence excessive – tend à canaliser. Entre les deux, un équilibre précieux peut naître. Trop d’enfant, et tout s’éparpille. Trop d’adulte, et tout se fige. C’est ce souffle exact entre l’élan et la retenue qui permet au mouvement d’avoir du sens.
Dans ce temps suspendu, la parole s’allège. L’action s’affine. Le regard se fixe moins sur l’extérieur que sur ce qui demande à être aligné, patiemment, intérieurement.
Le poète Zeami écrivait : “Ce que l’on ne montre pas est plus fort que ce que l’on montre.”
Dans cette économie de l’implicite, le visible n’est plus qu’un fragment. Tout le reste se joue en amont – dans l’intention, dans la retenue, dans le choix de ne pas saturer.
La discrétion, dans cette perspective, trouve son inspiration dans le ma. Ce sont ces intervalles, ces espaces de respiration dans le temps et dans les volumes, qui donnent leur force aux choses. Ce n’est pas ce que l’on dit qui pèse, mais ce que l’on choisit de ne pas dire. Comme le ma structure la composition sans jamais s’imposer, la discrétion agit sans se montrer. Elle inscrit sa présence dans le creux, dans le rythme, dans l’absence voulue.
La discrétion n’est pas une posture molle. Ne pas dire n’est pas se protéger, c’est incuber ce qui n’est pas encore prêt à affronter la lumière. Ce qui compte aujourd’hui, ce ne sont plus les annonces, les certitudes ou les récits bien ficelés, vrais ou fallacieux. C’est ce qui tient sans validation. Ce qui agit sans amplification. Ce qui vibre sans réclamer de réponse. Ceux qui lisent avec attention reconnaîtront peut-être un déplacement. Une sorte de silence intentionnel, qui précède quelque chose de plus net. Il ne s’agit pas de recul mais d’orientation. Ce qui se prépare n’a pas besoin d’être proclamé. Il suffit de lui faire de la place. De lui laisser le temps de se définir par lui-même.
Simone Weil – sans revendiquer le féminisme qu’on lui attribue – écrivait : “L’attention absolue est prière.”
Une prière peut être silencieuse (sirr) ou prononcée à haute voix (jahr), selon ce qui la rend juste. Il en va de même pour la parole dans nos vies : ce n’est pas son intensité qui compte, mais son alignement. Certains silences sont des actes de présence intérieure plus puissants que bien des déclarations publiques. Savoir s’arrêter, parfois, c’est savoir honorer ce qui dépasse le langage. C’est là, précisément, que la louange de la discrétion prend tout son sens : non comme un effacement, mais comme un hommage à ce qui ne peut être nommé sans être trahi.
Et dans certains cas, garder le silence, c’est accorder à ce qui vient une attention si pleine qu’aucun mot ne serait assez digne pour le précéder.
Ce que l’on choisit de taire n’est pas toujours un secret. Parfois, c’est un respect. Un respect pour ce qui commence à naître, à prendre forme, à s’imposer doucement. Certains signes ne veulent pas être interprétés. Ils demandent simplement à être laissés tranquilles, jusqu’à ce qu’ils deviennent évidents.
Certains liront ce texte comme une réflexion sur le leadership, d’autres comme un repositionnement professionnel, ou une phase d’introspection méthodique. Toutes ces lectures sont valables. Mais pour qui sait lire dans les interstices, une autre ligne peut apparaître. Discrète. Non déclarée. Elle ne cherche ni écho ni effet. Elle existe, simplement. Comme un murmure qui précède le réel. Comme une vibration en éclosion. Comme une attention inattendue, née dans un silence qu’on n’avait pas prévu de partager.
Et comme dans les arts japonais du geste ou du thé, tout se joue dans la préparation invisible. C’est là, dans ce rien apparent, que se décide l’irréversible.
Un nouveau cycle se dessinera bientôt, au retour d’un Japon qui portera sans doute l’empreinte finale de ce qui, depuis quelque temps déjà, ne cesse de se révéler doucement. D’ici là, plusieurs volumes, plusieurs événements, plusieurs ma, se dresseront dans la nouvelle esthétique de mes orbites, comme autant de points d’équilibre entre l’intention et le silence, entre l’ouverture et la juste retenue.