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Curriculum Vite Fait

Je dois commencer par une confession : je ne sais pas donner mon CV. En langue de bois, à défaut de vérifier, on pourrait croire à un simple Bac+Miettes – si l’on s’amuse à réduire mon projet de fin d’études sur Les Systèmes de Couleurs chez Newton et Goethe à une dissertation de collégien, et à m’ôter mon DESA en Histoire des Sciences à Rabat, ainsi que mon autre projet sur Les Éléments d’Euclide. Officiellement, c’est minimaliste. Officieusement, c’est un Bac+je-ne-sais-combien, enrichi d’options rares : installer l’un des premiers espaces vraiment dignes de Marrakech pour les jeux en réseau, vendre des jeux vidéo capricieux, et configurer mIRC pour que des cybercafés entiers retrouvent la joie de draguer en ligne. Tarif ? Moins de 200 dirhams, la main sur le cœur… et la certitude que je facturais déjà en dessous du marché.

L’un de mes premiers enseignements entrepreneuriaux est venu d’une arnaque… involontaire. En 1999, j’ai vendu des patchs pour « corriger » le bug de l’an 2000. Les experts annonçaient la fin du monde : avions cloués au sol, banques en faillite, réveils qui afficheraient 1900. Moi, j’étais prêt à sauver la planète… pour une somme modique. Le 1er janvier 2000, rien ne s’est passé. Je présente encore mes excuses à ceux qui m’ont payé. Mais j’ai appris une grande leçon : dans les affaires, il est parfois plus rentable de vendre une solution à un problème qui n’existe pas que de résoudre un problème réel.

Deux ou trois ans plus tard, entre 2002 et 2007, je me suis retrouvé, presque par accident de calendrier, à fournir ordinateurs et réseaux – entre autres – à Atlas Blue, la première compagnie low cost du Maroc. Avant ça, je leur vendais déjà du matériel informatique quand je travaillais en société de vente de matériel. Quand j’ai monté ma première boîte, ils se sont convertis en clients ERP. Ce n’était pas un coup de maître, plutôt un enchaînement d’appels à 23h, de câbles réseau dans le coffre et de promesses tenues de justesse. Mon diplôme dans cette affaire ? “Livraison urgente chez client stressé” – mention “installation debout, café froid et sourire forcé”.

Puis il y eut la philosophie générale à Marrakech – première promotion, véritable cobaye –, avec une ordonnance officielle de ne pas me politiser que j’ai scrupuleusement respectée. Plus tard, j’ai “tout quitté” pour Rabat et un DESA en histoire des sciences… une histoire sans lendemain, puisque dès le lendemain, j’étais salarié pour un semestre isolé avant de lancer ma première entreprise « b’wraqha », avec tampons, papiers, et un comptable qui me regardait parfois comme on regarde un kamikaze.

Il y a moins de trois semaines, en préparant un dossier de réponse à un Appel d’Offre Public, j’ai eu droit à une belle leçon de cohérence… administrative. Profil requis : expérience solide, vision stratégique, capacité à livrer. Je pensais cocher toutes les cases. Le verdict ? Mon CV “pas assez cohérent” pour être retenu. Ils n’ont pas vu que je gérais déjà quatre milliards de pas vues mensuelles avec mes sociétés, ou que j’avais contribué à lancer une application d’État dans un ministère. Mais c’est vrai… sur le papier, je n’avais pas le bon tampon.

La vérité, c’est que l’entrepreneuriat est un terrain où les Bac+15 et les Bac+5 finissent par se retrouver exactement dans la même posture : à jongler avec les mêmes urgences, les mêmes imprévus et la même pression de fin de mois. Mes amis entrepreneurs, qu’ils aient des diplômes encadrés ou simplement encadré des équipes, le savent bien : le papier n’est pas le terrain. Je leur dois beaucoup, car nombre d’entre eux, pourtant bardés de titres prestigieux, m’ont fait confiance pour les accompagner dans leurs projets, moi et mon parcours tout sauf linéaire.

Alors, que vous soyez de mon espèce ou non, que vous ayez plus de diplômes que de prises électriques chez vous ou l’inverse, rions ensemble de cette ironie des sorts. Rions des absurdités qui nous font trébucher ou gagner, de ces coups de poker qui deviennent des lignes de CV, et de ces lignes de CV qui ne servent à rien. Dans le fond, notre plus grand diplôme, c’est peut-être la capacité à rire de tout ça… avant de retourner bosser.

La société adore mesurer la valeur d’un entrepreneur en années d’études. Pourtant, ce qui compte, c’est ce qui reste après la théorie : encaisser un non, sauver un projet à 2h du matin, ou réussir un virement de masse en fin de mois. Et croyez-moi, il y a une forme de poésie dans ce geste : cliquer pour envoyer, en une fraction de seconde, les fruits d’un travail invisible vers des dizaines – parfois plus – de comptes bancaires. Ce clic, c’est peut-être le seul diplôme qui compte vraiment.

Et pourtant, il est un moment où toutes ces comparaisons s’effacent. Cette chair de poule qui m’a parcouru lorsque, avec quelques centaines de dignitaires de ma région, je me suis incliné devant Sa Majesté. Et dans ce silence solennel, entendre la voix d’un serviteur prononcer, au nom du Père de la Nation, ces mots précieux : « Gal likoum Sidi, Allah yerdi 3likoum » – Mon Seigneur vous dit que Dieu vous agrée.
À cet instant, moi, l’entrepreneur sans CV, j’ai reçu l’honneur comme on reçoit une bénédiction, conscient que mon parcours, avec ses détours et ses incohérences, n’avait pas empêché cette place parmi les miens.

Et puis, il faut bien l’avouer, il y a une expérience qui finit par s’ajouter, tôt ou tard, au CV de chacun. Celle qu’aucune école n’enseigne, que nul jury ne valide, et qui calme toutes nos ardeurs. Un jour, nous mourrons tous. Et c’est ce jour-là que commence le vrai recrutement, celui où l’on ne nous demandera plus nos titres ni nos bilans financiers, mais où s’ouvrira, enfin, le bilan de vie.