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De Hobbes à Smith, ou du Loup au Spectateur Impartial

Hobbes affirmait que l’homme est un loup pour l’homme. Une phrase souvent reprise dans les milieux du pouvoir, pour justifier la compétition, la méfiance, l’instinct de domination. Elle évoque un monde où chacun doit mordre avant d’être mordu, négocier avant d’être trahi, convaincre avant même d’écouter. Dans l’entrepreneuriat, ce loup hobbesien n’est jamais bien loin : il prend la forme d’un deal qui semble trop beau, d’un partenaire devenu concurrent, ou d’un investisseur qui s’efface au premier fléchissement du graphe.

Mais le loup n’est pas toujours celui qu’on croit. Dans d’autres cultures, il est un animal de silence et de loyauté, un veilleur des siens. Fidèle à sa horde, fidèle à lui-même, il incarne une force brute mais contenue, une puissance qui ne cherche pas la proie, mais l’équilibre. Il arrive que ces deux figures s’affrontent en nous sans bruit : celle du prédateur et celle du gardien. Ces jours-ci, cette dualité m’a frappé. Et puis, hier soir, une voix m’a soufflé autre chose. Un coeur pur m’a écrit :

« Le loup peut bien flairer, griffer ou hésiter… Mais ce n’est pas la lune qui apprivoise. C’est le temps, la patience et le désir de se rencontrer vraiment, au-delà des instincts. »

Une phrase simple, mais qui m’a réorienté.

 

C’est dans cette atmosphère intérieure qu’un concept m’a rattrapé. Le Spectateur impartial. Il ne s’agit pas ici d’un personnage de roman, ni d’une caméra cachée, mais d’une idée philosophique formulée par Adam Smith, bien avant que son nom ne devienne associé à la seule mécanique du marché.

Smith distingue deux espaces en nous : celui de l’acteur qui agit, et celui du spectateur qui observe. Ce spectateur-là est intérieur. Il voit nos actes, nos hésitations, nos calculs. Il ne parle pas toujours, mais il sait. Il juge sans juger. Il nous interroge : serais-je fier de moi si je me regardais comme un autre ? Est-ce que ce que je fais tiendrait encore debout si un esprit juste et désintéressé l’observait ?

Dans le monde de l’entreprise, ce regard est un phare. Il empêche de dévier sans le sentir. Il permet de résister aux raccourcis séduisants, à l’égo maquillé en vision, aux alliances sans âme. Il invite à une forme d’éthique silencieuse, celle qui ne se brandit pas en slogan, mais qui structure les gestes, qui structure les transactions.

Cela vaut dans les contrats. Cela vaut dans les silences. Et cela vaut aussi dans l’amour.

Car même là, dans l’intime, subsiste une forme d’économie symbolique. Roland Barthes l’avait déjà noté dans Fragments d’un discours amoureux, lorsqu’il écrivait : “M’aimes-tu assez ?” Il y a dans cette phrase une attente, un retour, une balance implicite entre le don et le contre-don. Il ne s’agit pas de réduire l’amour à une transaction. Mais de reconnaître que toute relation – personnelle ou professionnelle – repose, au fond, sur une certaine idée de justice.

Une forme discrète d’équité, où chacun espère être vu, compris, respecté. Et peut-être que ce qu’on appelle le “troisième œil”, c’est justement cela : une capacité à sentir quand le lien devient juste, quand l’attention donnée rejoint celle reçue, et que l’amour, lui aussi, retrouve sa morale.

C’est pourquoi l’éthique du Spectateur impartial n’est pas un luxe. C’est un socle. Elle ne garantit pas la victoire, mais elle sauve la cohérence. Elle ne supprime pas les instincts, mais elle leur enseigne la patience.

Alors oui, il y aura encore des moments de lutte, des choix qui égratignent, des compromis trop glissants. Mais il reste à chacun le pouvoir de choisir quel loup invoquer. Celui qui dévore ou celui qui veille. Celui de Hobbes ou celui du feu. Car même au tumulte des instincts, il est encore possible d’ancrer ses pas, de griffer son propre chemin, et d’avancer non vers la proie, mais vers la fidélité. À la voie. Au feu. À l’autre.