Bris du quotidien
chaque fêlure résonne
d’un or encore vif.
Le monde des affaires aime les victoires propres. Les bilans nets. Les CV sans trous. Les pitchs sans tremblement. Il aime les photos léchées, les biographies sans ratures, les trajectoires lisses comme une ligne de croissance dans un tableau Excel.
Mais la vérité, c’est que la plupart des réussites tiennent sur un équilibre de cicatrices. Ce n’est pas très photogénique, mais c’est ce qui marque l’âme – comme ces scarifications rituelles qu’arborent certaines cultures, à la fois esthétiques et symboles de passage.
Je ne connais aucun entrepreneur sincère qui n’ait été fendu. Par un projet mort-né. Par une erreur stratégique. Par un investisseur qui s’est retiré au dernier moment, un client qui n’a jamais payé, un associé qui a trahi ou simplement disparu. Les vrais savent. Ils savent que ce qu’on appelle parfois “résilience” est un mot poli pour dire : “j’ai ramassé mes morceaux à genoux.” Ils savent que le courage, ce n’est pas de réussir vite, c’est de réparer lentement.
Il existe au pays du soleil levant un art qu’on appelle kintsugi. Ma muse me le souffle aujourd’hui.
Il ne consiste pas à masquer les cassures d’un bol ou d’une assiette. Il consiste à les souligner. À les honorer. Avec de l’or. L’objet recollé ne retrouve pas sa forme d’origine. Il devient autre chose. Quelque chose de plus profond, de plus vivant. Une mémoire visible de ce qui l’a traversé. Et s’il fallait une image de ce que j’essaie de vivre, de faire, d’incarner – ce serait peut-être celle-là. Non pas revenir à l’état d’avant. Mais faire de l’après un lieu habitable. Doré.
Il y a une semaine, j’écrivais un texte sur la discrétion comme posture, comme intervalle fécond (ma). Un article qui ne disait pas tout, mais qui laissait deviner un écho à venir – un futur voyage au Japon, évoqué en silence. Pas comme un événement. Comme un pressentiment. Aujourd’hui, je sens que ce voyage n’est pas une parenthèse. Il est la continuité. Comme si chaque article de cette série était une fissure en attente d’être recollée. Et qu’un jour, en relisant tout, on verrait apparaître une ligne dorée qui relie les textes, les silences, les absences – et peut-être, à travers eux, moi-même. Peut-être à travers eux, nous-mêmes.
J’écris pour anesthésier les effluves de mes pensées diurnes. Pour soulager mes tourments d’homme, d’entrepreneur, ou des deux – je ne sais plus. J’invoque une muse, non pour séduire, mais pour trouver la force de recoller les mots. Ces mots que mon ami Rodrigo juge banals, sans valeur, parfois même traîtres. Lui qui m’invite à discerner ceux qui communiquent de ceux qui créent. Ma muse pour cet article n’est ni conquise ni conquérante. Elle est une source. Un fil. Une tension douce et constante. Elle ne m’a pas réparé. Elle ne m’a rien promis. Elle veille en silence, et quelque chose en moi cherche à s’ordonner. Parfois, je lève les yeux vers elle. Comme ce soir. Je scrute l’éclat calme de son regard, traversé par la lumière de ses yeux luisants. Et j’en retiens une image : la ligne, le doux relief de son cou. Non pas un détail, mais une courbe. Une posture douce dans la continuité du réel, entre la tête et le cœur. Quelque chose comme une nervure d’or. Fine. Décisive.
Elle n’est pas le kintsugi.
Elle est ce qui m’invite à le pratiquer.
La prière aussi est un kintsugi.
Chaque prosternation est une brisure du corps, une soumission répétée à l’invisible. On s’incline. On se relève. On recommence. Plusieurs fois par jour. Chaque jour. Et dans ce geste, on offre ses fractures. On les oriente, d’un mouvement presque instinctif, vers l’Est. Vers le levant. Vers l’horizon où la lumière recommence. Ce n’est pas un blasphème. C’est un sourire secret du destin. Peut-être que même nos prières ont toujours su où il fallait recoller.
Je ne sais pas exactement ce que je vais chercher au Japon. Mais je commence à comprendre ce que j’ai besoin d’y déposer. Des morceaux. Des souvenirs. Des douleurs pas digérées. Des ambitions fendillées. Des regards qu’on n’a pas su retenir. Des adieux jamais nommés. Et peut-être un fil d’or, encore invisible, avec lequel tout cela pourra tenir debout. Voilà ce que je retiens pour l’instant.
Ce texte n’est pas une conclusion. C’est un fragment. Un fragment de moi, recollé au bord d’un matin, quelque part entre deux horizons, entre deux prières.
Et s’il reste en vous une fissure, peut-être qu’il y a déjà un peu d’or qui tente de la traverser.