On ne parle pas assez de ce que les entrepreneurs sacrifient.
Le sommeil, les week-ends, les anniversaires.
Les revenus stables. Les pauses. Parfois, les amis. Parfois, l’amour.
On sacrifie aussi une part de soi que l’on croyait inaltérable : la légèreté.
Créer, c’est souvent porter plus que soi.
C’est être le dernier à partir, le premier à douter, et pourtant celui qui rassure tout le monde.
C’est avancer malgré l’épuisement, les fins de mois bancales, l’incertitude qui ne finit jamais vraiment.
C’est dire non aux vacances pour dire oui à une échéance.
C’est croire encore quand plus personne n’y croit.
Et puis un jour, on se rend compte qu’on sacrifie des choses qu’on n’a jamais consultées en soi.
Qu’on ne sait plus très bien pourquoi on fait tout ça.
Qu’on est devenu le prêtre d’un temple sans fidèles.
Alors on commence à poser une autre question :
Non pas que suis-je prêt à sacrifier ?
Mais qu’est-ce qui mérite encore que je me sacrifie ?
C’est là que le mythe revient comme une lampe.
Dans l’histoire d’Abraham, le moment le plus sacré n’est pas le couteau levé.
C’est celui où il s’arrête.
Ce n’est pas un miracle venu d’ailleurs, c’est une capacité intérieure : celle d’écouter plus loin que la peur, au-delà de l’automatisme, de rester disponible à un message nouveau, même au bord de l’irréversible.
Abraham est prêt à aller jusqu’au bout, mais il reste assez présent à lui-même pour entendre la voix qui dit : stop.
Il ne s’agit pas d’un caprice divin, mais d’un appel à la conscience.
Comme si le ciel lui disait : je t’ai vu. Tu n’as plus besoin de prouver. Maintenant, relève-toi.
Ce n’est pas l’obéissance aveugle qui est sacrée.
C’est l’intelligence du cœur.
La vigilance intérieure.
Ce moment rare où l’on comprend que le vrai courage n’est pas d’aller jusqu’au bout du sacrifice, mais parfois d’y renoncer.
Cette année, Sa Majesté Mohammed VI a pris une décision rare et forte : suspendre l’Aïd al-Adha pour des raisons économiques et sociales.
Certains ont pu y voir une rupture. D’autres, y voient une élévation.
C’est une forme de sacrifice du sacrifice lui-même.
Un geste de souveraineté intérieure.
Un non au rite devenu lourd quand le peuple a besoin de souffle.
Un oui à une forme plus élevée de responsabilité : celle qui sait renoncer au geste pour préserver l’esprit.
Et nous ? Quand saurons-nous nous arrêter ?
Quand dirons-nous à nos propres habitudes : aujourd’hui, je choisis de ne pas me saigner ?
Quand reconnaîtrons-nous que le vrai don est parfois de préserver, pas d’épuiser ?
Que dire non à un projet peut être dire oui à soi-même, à sa famille, à sa santé, à son humanité ?
L’entrepreneur qui dure n’est pas celui qui sacrifie tout.
C’est celui qui sait, comme Abraham, lever les yeux.
Voir dans les ronces une autre réponse.
Entendre dans le silence une autre voix.
Reconnaître que la grandeur n’est pas dans la perte, mais dans le discernement.
Car le sacrifice, à l’origine, n’est pas un abandon.
C’est une offrande.
Et une offrande, pour être pure, ne doit jamais coûter l’essentiel.