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Il y a des projets que l’on aime au point d’en perdre le souffle. On les soutient comme on soutiendrait un corps fiévreux : on les ajuste, on les soulève, on les redresse, encore et encore, sans voir parfois que c’est nous qui manquons d’air.

Dans le monde des startups, le temps n’est jamais neutre. Il est compté. Il est structuré. Il est angoissant. On parle de runway pour désigner la durée pendant laquelle une entreprise peut continuer à fonctionner avant d’être à court de cash. Une piste d’atterrissage, littéralement. Et plus la vitesse est grande, plus cette piste se réduit. Dans la même logique, l’obsession du fast time to market – ce raccourci vers le marché, vers les utilisateurs, vers le lancement à tout prix – pousse les fondateurs à comprimer le temps, comme si l’important était de sortir vite plutôt que de sortir juste. Mais à force de chercher la vitesse, on sacrifie parfois la maturation, la justesse, l’écoute.

On a appris à foncer. À lancer vite. À ne pas avoir peur d’échouer, mais à toujours recommencer. À lever, scaler, prouver. Et puis un jour, on lève les yeux : le temps est passé. L’énergie aussi. Le sens peut-être. Et cette question revient : est-ce que je tiens bon par foi, ou par peur de lâcher ?

Heidegger disait que le temps n’est pas ce qui passe, mais ce dans quoi nous nous projetons. Et peut-être est-ce ça, justement, le problème : trop de projection, pas assez de présence. Trop de tension dans l’intention, pas assez d’espace pour entendre ce qui cherche à nous parler sans bruit.
On veut comprendre, corriger, sauver. Et dans cette volonté de réparer, on s’use.

L’entrepreneur, comme tout bâtisseur d’œuvre, vit avec cette dualité : l’élan et l’aveuglement. Il veut que ça marche. Il veut que ça prenne. Il veut que ce qu’il ressent devienne visible, viable, scalable. Mais la justesse, elle, ne se précipite pas. Elle se découvre. Et parfois, elle ne répond pas. Ou pas encore.

Alors, que fait-on de ce silence ? Faut-il s’acharner ? Faut-il attendre ? Laisser du temps au temps ? Oui… mais à faire quoi ? Car le temps peut devenir stérile si l’on ne l’habite pas. Attendre sans rien nourrir, c’est déjà abandonner. La patience, si elle n’est pas active, devient une fuite maquillée.

Et puis, il y a ce moment de vérité. Ce moment discret où, malgré tout ce qu’on a tenté, on sent que ça ne pousse plus. Que le lien s’est distendu, que le projet ne répond plus, que la joie s’est dissoute. C’est là que le let go devient une option. Non pas fuir, mais faire de la place. Non pas tout jeter, mais cesser de forcer. Reconnaître qu’un cycle est terminé, non pas parce qu’on a échoué, mais parce qu’on a tout donné. Ce moment-là n’est jamais glorieux. Il est intime. Nu. Mûri. Et c’est souvent dans ce retrait que commence une autre forme de croissance. Celle qui ne cherche plus à prouver. Celle qui cherche à être.

Et si tu me demandes comment on sait que c’est le bon moment pour lâcher… je te dirai ceci :
On ne le sait jamais vraiment.
Mais un jour, on cesse de vouloir forcer.

Et c’est peut-être ce jour-là que l’on recommence, autrement.
Avec plus de silence.
Avec plus d’élan.
Avec, enfin, le bon rythme.

﴾ وَيَدْعُ الْإِنسَانُ بِالشَّرِّ دُعَاءَهُ بِالْخَيْرِ ۖ وَكَانَ الْإِنسَانُ عَجُولًا ﴿
« L’homme appelle le mal comme il appelle le bien. L’homme est par nature trop pressé.”

C’est là, peut-être, que tout commence : dans ce cœur trop empressé, trop tendu vers l’issue, incapable parfois d’habiter l’intervalle. Cette impatience n’est pas une faute, elle est une condition humaine. Mais elle peut devenir source de perte… ou matière à croissance.

Et c’est Rumi, encore lui, qui semble répondre à ce verset à travers les siècles :
“Chaque instant est une graine. Ce que tu y mets pousse en toi.”

Alors peut-être que l’enjeu n’est pas de lutter contre notre impatience, mais de la cultiver autrement.
D’en faire non plus une tension vers l’immédiat, mais un soin porté à chaque instant.

Et vous, dans ce monde qui bouscule, exige, accélère… que semez-vous, là où vous voudriez déjà récolter ?