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Quand le trop-plein cède…

Non, tu n’es pas obligé.

Tu n’es pas obligé de faire tenir ton monde à coups de blocs bien calés, d’agendas compressés, de calendriers sans marge. Tu n’es pas obligé de justifier chaque battement par une ligne livrable, chaque silence par une réunion, chaque soupir par une performance. Mais tu le fais. Parce que tu crois que si tu t’arrêtes, quelque chose remontera. Quelque chose que tu préfères garder loin, flou, digéré.

Alors tu t’enlaces à tes outils, tu poses des fondations partout, même là où il ne faudrait que respirer. Tu crées, tu connectes, tu livres. Tu fais circuler l’énergie pour ne pas la laisser redescendre. Saturer devient ton ordre naturel. Saturer, c’est ne pas se laisser rattraper.

 

Non, tu ne verras pas le seuil.

Un jour pourtant, un chiffre te coupe. Un visage. Un résultat. Une douleur d’abord silencieuse qui s’installe, qui inquiète, qui se montre enfin. Ce n’est pas toi, pas directement peut-être, mais c’est assez proche pour te traverser. Un organe qui s’enflamme. Un visage qui se fige d’un côté. Une parole blanche dans un cabinet trop net. Et soudain, le monde entier se rétrécit à une fonction. Un résultat. Une question qu’aucun tableau ne peut traiter.

Dans ces heures-là, même les plus proches ne dorment pas pareil. Il y a dans le regard une concentration neuve. Dans le souffle, une attente. Dans les gestes, moins d’automatisme, plus de prière. Et dans cette attente, parfois, une bascule : ce qui devait empirer recule. Ce qui semblait figé recommence à bouger. Un taux chute, un scanner se clarifie, une tension se relâche.

Mais personne ne parle de miracle. Il n’y a pas d’éclat. Juste un relâchement contenu. Un frisson. Et ce mot, inévitable, sans raison, sans preuve, mais absolu : hamdoulah.

 

Non, tu n’étais pas prêt.

La secousse te laisse debout, mais pas indemne. Tu sais désormais que tout peut se rompre. Que même ce qui est jeune, solide, lumineux, peut fléchir. Que même les corps les plus pleins peuvent devenir incertains. Et qu’à ce moment-là, toute la structure – de ton business, de ta pensée, de ton identité – doit faire place.

Tu comprends qu’il y a des seuils biologiques qui ravalent les certitudes. Et que certains retours, aussi incompréhensibles soient-ils, valent plus qu’une levée de fonds ou une victoire sociale. Parce qu’ils redonnent quelqu’un. Parce qu’ils te redonnent quelqu’un. Ou parce qu’ils te redonnent un jour de plus, dans la lumière.

 

Non, tu n’étais pas seul.

D’autres autour de toi vivent ces silences. Ils ne racontent pas tout. Ils sourient encore, mais l’un d’eux ne sent plus la moitié de son visage. L’autre tient encore debout, mais son organisme a cédé six semaines sans qu’il ose appeler ça un effondrement. Et une autre encore vit avec dans le ventre une anomalie que l’on disait menaçante, et qui un matin, sans logique apparente, s’est éteinte d’elle-même, comme une tempête qui renonce.

Tu les vois. Tu ne les nommes pas. Mais tu sais. Et tu apprends avec eux ce qu’est une vraie remontée. Ce que veut dire “tenir sans bruit”. Ce que veut dire “rien n’est écrit”. Et tu t’alignes, lentement, sur leur courage muet.

 

Non, tu ne pourras plus vivre comme avant.

Quelque chose s’est déplacé. Ce n’est pas une résolution. Ce n’est pas une transformation. C’est une vérité désormais logée en toi. Tu sais qu’un corps, comme un cœur, peut s’effondrer sans prévenir. Tu sais qu’un retour peut surgir sans explication. Et tu ne veux plus vivre dans l’oubli de cette tension.

Tu vas reprendre. Travailler. Imaginer. Piloter. Mais tu sais que le plein n’est pas la solution. Tu sais qu’il faut laisser des jours sans justification. Que la respiration est plus qu’un besoin : c’est une forme de loyauté envers la vie restituée.

 

Non, ce n’est pas la fin.

Un jour viendra, et cette fois ce sera l’amour. Il ne comblera rien. Il ne réparera pas. Il s’imposera sans se justifier. Il viendra comme un battement clair dans une maison rangée. Il sera calme, mais inévitable. Il n’aura pas besoin de dire, il sera là.

Et tout reprendra. Plus lentement, plus tendrement. Car même si l’on ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve, celui qui revient au rivage, un jour, le fait avec une peau plus fine, un regard plus vaste, et cette fois, peut-être, un cœur enfin réellement habité.
Habité d’un souffle rare, celui qui permet de battre sans s’alarmer, de repartir sans se perdre, et de choisir sans se défendre. Sécurité, dans l’émotion. Paix, intérieure, dans la reconstruction. Liberté, dans le choix, sans carapace qui encombre.